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Message par crodan00 Lun 31 Jan - 7:02

Au champs


contes de la becasse Dr_mit10

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches

d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la

terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait

quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait

du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets

quinze mois environ ; les mariages, et, ensuite, les naissances

s'étaient produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre

maison.


Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et

les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans

leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un,

les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.


La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de

Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et

un garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille

et trois garçons.


Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand

air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir,

les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme

des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis,

par rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans

d'usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la

planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli

dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois

oignons ; et toute la lignée mangeait jusqu'à plus faim. La mère

empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le

dimanche, était une fête pour tous ; et le père, ce jour-là,

s'attardait au repas en répétant : "Je m'y ferais bien tous les jours."


Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta

brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui

conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle : "Oh !

regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ca, à

grouiller dans la poussière."


L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une

douleur et presque un reproche pour lui.


La jeune femme reprit :


"Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un,

celui-là, le tout petit."


Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux

derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le

baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés

et pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se

débarrasser des caresses ennuyeuses.


Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle

revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le

moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous

les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari

attendait patiemment dans sa frêle voiture.


Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les

jours, les poches pleines de friandises et de sous.


Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.


Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans

s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle

pénétra dans la demeure des paysans.


Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se

redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors

la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença :


"Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...

je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon..."


Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.


Elle reprit haleine et continua.


"Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi...

Nous le garderions... voulez-vous ?"


La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :


"Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr."


Alors M. d'Hubières intervint :


"Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il

reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il

sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il

partagerait également avec eux. Mais s'il ne répondait pas à nos soins,

nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs,

qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on

a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de

cent francs par mois. Avez-vous bien compris ?"


La fermière s'était levée, toute furieuse.


"Vous voulez que j' vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas

des choses qu'on d'mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s'rait une

abomination."


L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme

d'un mouvement continu de la tête.


Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son

mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les

désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :


"Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !"


Alors ils firent une dernière tentative.


"Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à..."


La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :


"C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi...

Allez-vous-en, et pi, que j' vous revoie point par ici. C'est-i permis

d' vouloir prendre un éfant comme ça !"


Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout

petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacité de

femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :


"Mais l'autre petit n'est pas à vous ?"


Le père Tuvache répondit :


"Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez."


Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa

femme.


Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des

tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de

beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.


M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus

d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.


Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils

apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se

consultant de l'oeil, très ébranlés.


Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin

demanda :


"Qué qu' t'en dis, l'homme ?"


Il prononça d'un ton sentencieux :


"J' dis qu' c'est point méprisable."


Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir

du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur

donner plus tard.


Le paysan demanda :


"C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l' notaire ?"


M. d'Hubières répondit :


"Mais certainement, dès demain."


La fermière, qui méditait, reprit :


"Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ;

ça travaillera dans quéqu' z'ans c't' éfant ; i nous faut cent vingt

francs."


Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ;

et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en

cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin,

appelés aussitôt, servirent de témoins complaisants.


Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on

emporte un bibelot désiré d'un magasin.


Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères,

regrettant peut-être leur refus.


On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,

chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ;

et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les

agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il

fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur,

une saleté, une corromperie.


Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui

criant, comme s'il eût compris


"J' tai pas vendu, mé, j' t'ai pas vendu, mon p'tiot. J' vends pas m's

éfants, mé. J' sieus pas riche, mais vends pas m's éfants."


Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ;

chaque jour des allusions grossières qui étaient vociférées devant la

porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait

fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait

pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :


"J' sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme

une bonne mère."


On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette

idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses

camarades, parce qu'on ne l'avait pas vendu.


Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur

inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.


Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul

à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs

cadettes qu'il avait.


Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture

s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne

de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame aux

cheveux blancs. La vieille dame lui dit :


"C'est là, mon enfant, à la seconde maison."


Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.


La vieille mère lavait ses tabliers ; le père infirme, sommeillait près

de l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :


"Bonjour, papa ; bonjour, maman."


Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon

dans son eau et balbutia :


"C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?"


Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : "Bonjour, maman."

Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne

perdait jamais : "Te v'là-t'il revenu Jean ?" Comme s'il l'avait vu un

mois auparavant.


Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite

sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le

maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.


Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.


Le soir, au souper, il dit aux vieux :


"Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux

Vallin !"


Sa mère répondit obstinément :


"J' voulions point vendre not' éfant !"


Le père ne disait rien.


Le fils reprit :


"C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça !"


Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :


"Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé ?"


Et le jeune homme, brutalement :


"Oui, j' vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents

comme vous ca fait l' malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'

vous quitte."


La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant

des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :


"Tuez-vous donc pour élever d's éfants !"


Alors le gars, rudement :


"J'aimerais mieux n'être point né que d'être c' que j' suis. Quand j'ai

vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m' suis dit : -

v'là c' que j' serais maintenant !"


Il se leva.


"Tenez, j' sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que

j' vous le reprocherais du matin au soir, et que j' vous ferais une vie

d' misère. Ça, voyez-vous, j' vous l' pardonnerai jamais !"


Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants !


Il reprit :


"Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller

chercher ma vie aut' part !"


Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec

l'enfant revenu.


Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :


"Manants, va !"


Et il disparut dans la nuit.

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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Mar 1 Fév - 6:49

Ce cochon de Morin


contes de la becasse 1747710

"Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre

mots, "ce cochon de Morin". Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu

parler de Morin sans qu'on le traitât de "cochon" ? "


Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant.

"Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de La Rochelle ?"


J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se

frotta les mains et commença son récit.


"Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin

de mercerie sur le quai de La Rochelle ?


- Oui, parfaitement.


- Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à

Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de

renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un

commerçant de province, quinze jours de Paris.


Cela vous met le feu dans le sang. Tous les soirs, des spectacles, des

frôlements de femmes, une continuelle excitation d'esprit. On devient

fou. On ne voit plus que danseuses en maillot, actrices décolletées,

jambes rondes, épaules grasses, tout cela presque à portée de la main,

sans qu'on ose ou qu'on puisse y toucher. C'est à peine si on goûte,

une fois ou deux, à quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le coeur

encore tout secoué, l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison

de baisers qui vous chatouillent les lèvres."


*


Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour La

Rochelle par l'express de 8 h 40 du soir. Et il se promenait plein de

regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer

d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait

une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi,

murmura : "Bigre, la belle personne !"


Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle

d'attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin

la suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la

suivit toujours.


Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla ; le

train partit. Ils étaient seuls.


Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans ;

elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses

jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour

dormir.


Morin se demandait : "Qui est-ce ?" Et mille suppositions, mille

projets lui traversaient l'esprit. Il se disait : "On raconte tant

d'aventures de chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente

pour moi. Qui sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me

suffirait peut-être d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait :

"De l'audace, de l'audace, et toujours de l'audace." Si ce n'est pas

Danton, c'est Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque

d'audace, voilà le hic. Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les

âmes ! Je parie qu'on passe tous les jours, sans s'en douter, à côté

d'occasions magnifiques. Il lui suffirait d'un geste pourtant pour

m'indiquer qu'elle ne demande pas mieux..."


Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il

imaginait une entrée en rapport chevaleresque, de petits services qu'il

lui rendait, une conversation vive, galante, finissant par une

déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.


Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il

attendait une circonstance heureuse, le coeur ravagé, l'esprit sens

dessus dessous.


La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours,

tandis que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil

lança son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon,

sur le doux visage de la dormeuse.


Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.

Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin

tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien

une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait

dire, ce sourire : "Etes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard,

d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.


"Voyons, regardez-moi ; ne suis-je pas charmante ? Et vous demeurez

comme ça toute une nuit en tête-à-tête avec une jolie femme sans rien

oser, grand sot."


Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à rire ;

et il perdit la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment,

quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,

rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa : "Tant pis, je

risque tout" ; et brusquement, sans crier "gare", il s'avança, les

mains tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras,

il l'embrassa.


D'un bond elle fut debout, criant "Au secours", hurlant d'épouvante. Et

elle ouvrit la portière ; elle agita ses bras dehors, folle de peur,

essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se

précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant :

"Madame... oh! madame."


Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent

aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en

balbutiant : "Cet homme a voulu... a voulu... me... me..." Et elle

s'évanouit.


On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.


Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa

déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner

son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour

outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public.


II


J'étais alors rédacteur en chef du _Fanal des Charentes_, et je voyais

Morin, chaque soir, au café du Commerce.


Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que

faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : "Tu n'es qu'un cochon. On ne

se conduit pas comme ça."


Il pleurait ; sa femme l'avait battu ; et il voyait son commerce ruiné,

son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant

plus. Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur

Rivet, un petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses

avis.


Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je

renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.


J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette

Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et

qui, n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle

et sa tante, braves petits bourgeois de Mauzé.


Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait

porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber

l'affaire si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait

obtenir.


Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion

et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le

maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant

par la figure : "Vous venez voir ce cochon de Morin ? Tenez, le voilà,

le coco !"


Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai

la situation ; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission

était délicate ; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait

de répéter : "Je t'assure que je ne l'ai même pas embrassée, non, pas

même. Je te le jure !"


Je répondis : "C'est égal, tu n'es qu'un cochon." Et je pris mille

francs qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais

convenable.


Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des

parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la

condition qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain

dans l'après-midi, une affaire urgente à La Rochelle.


Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison

de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle

assurément. Je dis tout bas à Rivet : "Sacrebleu, je commence à

comprendre Morin."


L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent

coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita,

nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui

les deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille :

"Je crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin."


La nièce s'était éloignée ; et j'abordai la question délicate. J'agitai

le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation inévitable que

subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire ; car

on ne croirait jamais à un simple baiser.


Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider sans sa

femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa

un cri de triomphe : "Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens,

je vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et,

quand ma femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons. "


Rivet résistait ; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin

le décida ; et nous acceptâmes l'invitation.


L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une

promenade dans sa propriété, en proclamant : "A ce soir les affaires

sérieuses"

Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai

bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était

vraiment charmante, charmante !

Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son

aventure pour tâcher de m'en faire une alliée.

Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle m'écoutait de

l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.

Je lui disais : "Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous

aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les

regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter

publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous,

n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce

polisson sans appeler les employés ; et de changer simplement de

voiture ?"

Elle se mit à rire. "C'est vrai ce que vous dites ! mais que

voulez-vous ? J'ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus.

Après avoir compris la situation, j'ai bien regretté mes cris ; mais il

était trop tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme

un furieux, sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais

même pas ce qu'il me voulait."

Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me

disais : "Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce

cochon de Morin se soit trompé."

Je repris en badinant : "Voyons, mademoiselle, avouez qu'il était

excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi

belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de

l'embrasser."

Elle rit plus fort, toutes les dents au vent. "Entre le désir et

l'action, monsieur, il y a place pour le respect."

La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement :

"Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant ; qu'est-ce

que vous feriez ?"

Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit,

tranquillement : "Oh, vous, ce n'est pas la même chose."


Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on

m'appelait dans toute la province "le beau Labarbe". J'avais trente

ans, alors, mais je demandai : "Pourquoi ça ?"

Elle haussa les épaules, et répondit : "Tiens ! parce que vous n'êtes

pas aussi bête que lui. "Puis elle ajouta, en me regardant en dessous :

"Ni aussi laid."

Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais

planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard.

Puis elle dit : "Eh bien ! vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne

recommencez pas ce jeu-là."

Je pris un air humble et je dis à mi-voix : "Oh ! mademoiselle, quant à

moi, si j'ai un désir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour

la même cause que Morin."


Elle demanda à son tour : "Pourquoi ça ?" Je la regardai au fond des

yeux sérieusement.

"Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui soient ; parce

que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, que d'avoir

voulu vous violenter. Parce qu'on dirait, après vous avoir vue :

"Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la chance

tout de même."

Elle se remit à rire de tout son coeur.

"Etes-vous drôle ?" Elle n'avait pas fini le mot _drôle_ que je la

tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je

trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur

la bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle

découvrait toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.

A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. "Vous êtes un grossier,

monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté."

Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : "Pardon, pardon,

mademoiselle. Je vous ai blessée ; j'ai été brutal ! Ne m'en voulez

pas. Si vous saviez ?..." Je cherchais vainement une excuse.

Elle prononça, au bout d'un moment : "Je n'ai rien à savoir, monsieur."

Mais j'avais trouvé ; je m'écriai : "Mademoiselle, voici un an que je

vous aime !"

Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : "Oui,

mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien

de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je

vous ai vue ici, l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai

reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée

adorable ; votre souvenir me possédait ; j'ai voulu vous revoir ; j'ai

saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Les

circonstances m'ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je vous en

supplie, pardonnez-moi."

Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau ;

et elle murmura : "Blagueur."

Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais

sincère) : "Je vous jure que je ne mens pas."

Elle dit simplement : "Allons donc."

Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les

allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce,

en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une

chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait

croire.

Je finissais par me sentir troublé, par penser ce que je disais ;

j'étais pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la

taille.

Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille.

Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.


Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement sa

taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne

remuait plus du tout ; j'effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à

coup mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long,

long baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n'avais

entendu "hum, hum" à quelques pas derrière moi.

Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet

qui me rejoignait.

Il se campa au milieu du chemin, et sans rire : "Eh bien ! c'est comme

ça que tu aranges l'affaire de ce cochon de Morin !"

Je répondis avec fatuité : "On fait ce qu'on peut mon cher. Et l'oncle ?

Qu'en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce."

Rivet déclara : "J'ai été moins heureux avec l'oncle."

Et je lui pris le bras pour rentrer.


III


Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma

main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied pressait

son pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.


On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme

toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée

contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux

siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les

suivaient gravement sur le sable des chemins.


On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la

tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept

heures, par le premier train.

L'oncle dit : "Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces

messieurs." On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous

conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans

l'oreille : "Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord."

Puis elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la

saisis de nouveau dans mes bras, tachant d'affoler sa raison et de

culbuter sa résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de

défaillir, elle s'enfuit.


Je me glissai entre mes draps, très contrarié, très agité, et très

penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle

maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.


Je demandai : "Qui est là ?"


Une voix légère répondit : "Moi."


Je me vêtis à la hâte ; j'ouvris ; elle entra. "J'ai oublié, dit-elle,

de vous demander ce que vous prenez le matin : du chocolat, du thé, ou

du café ?"


Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant :

"Je prends... je prends... je prends..." Mais elle me glissa entre les

bras, souffla ma lumière, et disparut.


Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes,

n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor,

à moitié fou, mon bougeoir à la main.


Qu'allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; je voulais la trouver ; je

la voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je

pensai brusquement : "Mais si j'entre chez l'oncle ? que dirai-je ?..."

Et je demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de

plusieurs secondes, la réponse me vint : "Parbleu je dirai que je

cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente."


Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne,

à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard, je pris une clef que

je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette, assise dans son lit,

effarée, me regardait.


Alors je poussai doucement le verrou ; et, m'approchant sur la pointe

des pieds, je lui dis : "J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander

quelque chose à lire." Elle se débattait ; mais j'ouvris bientôt le

livre que je cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le

plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.


Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon

gré ; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent

jusqu'au bout.


Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre,

quand une main brutale m'arrêta ; et une voix, celle de Rivet, me

chuchota dans le nez : "Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de

ce cochon de Morin ?"


Dès sept heures du matin, elle m'apportait elle-même une tasse de

chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire

mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma

bouche des bords délicieux de sa tasse.


A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait

un peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi ; il me dit

d'un ton maussade : "Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter

l'affaire de ce cochon de Morin."


A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves

gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux

pauvres du pays.


Alors, on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même

une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos

de ses parents me faisait des signes de tête : "Oui, restez donc."

J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.


Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; je lui disais :

"Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi." Mais il semblait

exaspéré et me répétait dans la figure : "J'en ai assez, entends-tu, de

l'affaire de ce cochon de Morin."


Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus

durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute

mon existence.


Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des

adieux, je dis à Rivet : "Tu n'es qu'une brute." Il répondit : "Mon

petit, tu commençais à m'agacer bougrement."


En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous

attendait... On cria, dès qu'on nous vit : "Eh bien, avez-vous arrangé

l'affaire de ce cochon de Morin ?"


Tout La Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur

s'était dissipée en route, eut grand-peine à ne pas rire en déclarant :

"Oui, c'est fait, grâce à Labarbe."


Et nous allâmes chez Morin.


Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des

compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il

toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où

lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de

tigresse prête à le dévorer.


Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les

poignets et les genoux. Je dis : "C'est arrangé, salaud, mais ne

recommence pas."


Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un

prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa

même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.


Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop

brutale.


On ne l'appelait plus dans toute la contrée que "ce cochon de Morin",

et cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il

l'entendait.


Quand un voyou dans la rue criait : "Cochon", il retournait la tête par

instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui

demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon : "Est-ce du tien ?"


Il mourut deux ans plus tard.


Quant à moi, me présentant à la députation en 1875, j'allai faire une

visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, maître Belloncle.

Une grande femme opulente et belle me reçut.


"Vous ne me reconnaissez pas ?" dit-elle.


Je balbutiai : "Mais... non... madame.


- Henriette Bonnel.


- Ah !" Et je me sentis devenir pâle.


Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.


Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les

serrant à les broyer : "Voici longtemps, cher monsieur, que je veux

aller vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais... oui, je

sais en quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais

aussi comme vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de

dévouement dans l'affaire..." Il hésita, puis prononça plus bas, comme

s'il eût articulé un mot grossier : "... Dans l'affaire de ce cochon de

Morin."

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Message par crodan00 Jeu 3 Fév - 6:50

En mer


contes de la becasse Chalut10

On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes : "BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier. - On nous écrit :


"Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre

population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de

pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à

l'ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la

jetée.


"Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au

moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.


"Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres."


Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?


Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les

débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait

assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et

simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.


Javel aîné était alors patron d'un chalutier. Le chalutier est le

bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre aucun temps, le

ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours

dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés de la Manche, il

travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, traînant par le flanc

un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et détache et cueille

toutes les bêtes endormies dans les roches, les poissons plats collés

au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, les homards aux

moustaches pointues.


Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à

pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois

garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant

sur deux rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau,

dérivant sous le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui

ravage et dévaste le sol de la mer.


Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il

était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.


Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le

chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre ; mais la mer

démontée battait les falaises se ruait contre la terre, rendait

impossible l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et

revint sur les côtes de France. La tempête continuait à faire

infranchissables les jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger

tous les abords des refuges.


Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté,

secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard,

malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou

six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un

ou l'autre.


Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,

bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le

chalut.


Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes

à l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les

rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond : mais

une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à

l'avant et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se

trouva saisi entre la corde un instant détendue par la secousse et le

bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre

main de soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble

roidi ne céda point.


L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère

quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager

le membre qu'elle broyait. Ce fut en vain. "Faut couper", dit un

matelot, et il tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux

coups, sauver le bras de Javel cadet.


Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,

beaucoup d'argent, quinze cents francs ; et il appartenait à Javel

aîné, qui tenait à son avoir.


Il cria, le coeur torturé : "Non, coupe pas, attends, je vais lofer."

Et il courut au gouvernail mettant toute la barre dessous.


Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait

son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du

vent.


Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées,

les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant

toujours le couteau d'un marin : "Attends, attends, coupe pas, faut

mouiller l'ancre."


L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au

cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent,

enfin, et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine

ensanglantée.


Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une

chose horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots

qu'on eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et

murmura : "Foutu."


Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des

matelots cria : "Il va se vider, faut nouer la veine."


Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée,

et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute

leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu, et finirent par

cesser tout à fait.


Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre

main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés ;

les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait

d'un oeil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et

les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour

empêcher le mal noir.


On mit un seau auprès de lui, et de minute en minute, il puisait dedans

au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler

dessus un petit filet d'eau claire.


"Tu serais mieux en bas", lui dit son frère. Il descendit, mais au bout

d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il

préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à

bassiner son bras.


La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à

côté de lui, secoués par des spasmes de mort ; il les regardait sans

cesser d'arroser ses chairs écrasées.


Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna ;

et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant,

secouant le triste blessé.


La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on

apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins

dure, on repartit pour la France en louvoyant.


Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des

traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie

du membre qui ne tenait plus à lui.


Les matelots regardaient, disant leur avis.


"Ça pourrait bien être le Noir", pensait l'un.


"Faudrait de l'iau salée là-dessus", déclarait un autre.


On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé

devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ; mais il ne cria pas.


Puis, quand la brûlure se fut calmée : "Donne-moi ton couteau", dit-il

à son frère. Le frère tendit son couteau.


"Tiens-moi le bras en l'air, tout droit, tire dessus."


On fit ce qu'il demandait.


Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec

réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme

un fil de rasoir ; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un

profond soupir et déclara : "Fallait ça. J'étais foutu."


Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de

l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.


La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.


Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina

longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi

l'examiner, et ils se le passaient, de main en main, le tâtaient, le

retournaient, le flairaient.


Son frère dit : "Faut jeter ça à la mer à c't' heure."


Mais Javel cadet se fâcha : "Ah ! mais non, ah ! mais non. J'veux

point. C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras."


Il le reprit et le posa entre ses jambes.


"Il va pas moins pourrir", dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé.

Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on

l'empilait en des barils de sel.


Il demanda : "J' pourrions t'y point l'mettre dans la saumure ?


- Ça, c'est vrai", déclarèrent les autres.


Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers ;

et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on

replaça, un à un, les poissons.


Un des matelots fit cette plaisanterie : "Pourvu que je l'vendions

point à la criée."


Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.


Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne

jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter

de l'eau sur sa plaie.


De temps en temps, il se levait et marchait d'un bout à l'autre du

bateau.


Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tête.


On finit par rentrer au port.


Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un

pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se

coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port

pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.


On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la

saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à

cette intention, et rentra chez lui.


Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père,

tâtant les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles ;

puis on fit venir le menuisier pour un petit cercueil.


Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du

bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le

sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.


Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,

et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à

son auditeur : "Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais

encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien."

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Message par crodan00 Ven 4 Fév - 6:30

Face normande


contes de la becasse Mariag10

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands

arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient

d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays,

et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches,

passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.


Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.

C'était, avant tout, un chasseur frénétique, qui perdait le bon sens à

satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour

ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.


La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les

partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien

dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait

mieux que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce

qu'il avait plus d'écus.


Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante

coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les

fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigotaient

lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta

sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et

lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.


Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à

travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs

gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu

vers la noce.


Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les

riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui

semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d'anciens

couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe ; les

plus humbles étaient couronnés de casquettes.


Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles

tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges,

bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les

poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les

pigeons sur les toits de chaume.


Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait

exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi

voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.


La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des

pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres

ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste

bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.


Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour.

Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne,

s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la

barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de

pauvres, curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de

tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette

odeur qui grise comme de l'absinthe.


Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire

tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans

à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs

bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement

de ces ornements.


La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent

personnes.


On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes

déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme

des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les

grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.


Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre

d'eau-de-vie qui jetait du feu dans le corps et de la folie dans les

têtes.


De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait

jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim

nouvelle aux dents.


Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des

ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas,

restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant

sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus

joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.


C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et

toutes sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé.

Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions,

et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient

partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.


Un vieux à cheveux gris appelait : "Les voyageurs pour Mézidon en

voiture." Et c'étaient des hurlements de gaieté.


Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des

farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils

trépignaient en chuchotant.


L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria :


"C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune

qu'y a !... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune qu' tu guetteras, toi ?"


Le marié, brusquement, se tourna :


"Qu'i z'y viennent, les braconniers !"


Mais l'autre se mit à rire :


"Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !"


Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres

vibrèrent.


Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour

braconner chez lui devint furieux :


"J' te dis qu'ça : qu'i z'y viennent !"


Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un

peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.


Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher :

et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au

rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y

faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent.

Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait

sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui

ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des

bourgeois dans les villes.


Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle

demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un

cigare en regardant de coin sa compagne.


Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la

désirait plutôt qu'il ne l'aimait ; et, soudain, d'un mouvement

brusque, comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son

habit.


Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,

puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance : "Va te cacher là-bas,

derrière les rideaux, que j' me mette au lit."


Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se

dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et

ils jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans

gêne.


Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier

jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et

s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la

chemise flottante et elle se glissa dans le lit dont les ressorts

chantèrent sous son poids.


Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait

vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller,

quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des

Râpées, lui sembla-t-il.


Il se redressa inquiet, le coeur crispé, et, courant à la fenêtre, il

décrocha l'auvent.


La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des

pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la

campagne, couverte de moissons mûres, luisait.


Comme Jean s'était penché au-dehors, épiant toutes les rumeurs de la

nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le

tirant en arrière, murmura :


"Laisse donc, qu'est-ce que ca fait, viens-t'en."


Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère ;

et l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.


Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une

nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.


Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura : "Nom de D... ! ils

croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?... Attends, attends !"

Il se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main,

et, comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue,

il se dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.


Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra

pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa

course après les braconniers.


Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche

du maître.


On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à

moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec

trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :


"Qui va à la chasse, perd sa place."


Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait :

"Oh ! pour une farce c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un

collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un

sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux !"


Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand

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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Lun 7 Fév - 7:49

La folie


Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien

sinistre anecdote de la guerre.


Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais

au moment de l'arrivée des Prussiens.


J'avais alors pour voisine une espèce de folle dont l'esprit s'était

égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle

avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant

nouveau-né.


Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient

presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.


La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira

pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à

cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine,

remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,

elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée,

ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour

retourner ses matelas.


Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en

temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette

âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus.

Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir

précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de

l'eau sans courant ?


Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.


La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens

pénétrèrent à Cormeil.


Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres ; et

j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte,

quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma

fenêtre, je les vis passer.


Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de

pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs

hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait

douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.


Pendant les premiers jours, tout se passa normalement. On avait dit à

l'officier d'à côté que la dame était malade, et il ne s'en inquiéta

guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il

s'informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée

depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien

sans doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit

par fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et

ne les point frôler.


Il exigea qu'elle le reçût ; on le fit entrer dans sa chambre. Il

demanda d'un ton brusque :


"Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous

foie."


Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit

pas.


Il reprit :


"Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez pas de ponne

volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener toute

seule."


Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas

vu.


Il rageait, prenant ce silence pour une marque de mépris suprême. Et il

ajouta :


"Si vous n'êtes pas tescentue temain..."


Puis, il sortit.


Le lendemain, la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la

folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite ; et

la servante, se jetant à ses genoux, cria :


"Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est

si malheureuse."


Le soldat restait embarrassé n'osant, malgré sa colère, la faire tirer

du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des

ordres en allemand.


Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme

on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle

toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements,

tant qu'on la laissait couchée. Un homme par-derrière portait un paquet

de vêtements féminins.


Et l'officier prononça en se frottant les mains :


"Nous ferrons pien si vous poufez bas vous hapiller toute seule et

faire une bétite bromenate."


Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt

d'Imauville.


Deux heures plus tard, les soldats revinrent tout seuls.


On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait ? Où l'avaient-ils

portée ? On ne le sut jamais.


La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et

les bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler

jusqu'à nos portes.


La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fis plusieurs

démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des

renseignements. Je faillis être fusillé.


Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma

voisine restait fermée ; l'herbe drue poussait dans les allées.


La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait

plus de cette aventure ; moi seul y songeais sans cesse.


Qu'avaient-ils fait de cette femme ? s'était-elle enfuie à travers les

bois ! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital

sans pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger

mes doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur.


Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma

goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt.

J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis

un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y

descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une

tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la

poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces

bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi,

j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette

misérable maniaque.


Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce

matelas, dans la forêt froide et déserte, et, fidèle à son idée fixe,

elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et

sans remuer le bras ou la jambe.


Puis les loups l'avaient dévorée.


Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.


J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils

ne voient plus jamais de guerre.

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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Mer 9 Fév - 5:26

La peur


On remonta sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranée

n'avait pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme

moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait

ensemencé d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière

nous, l'eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd

bâtiment, battue par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait

tant de clartés qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.


Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers

l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un

cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.


"Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce

rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons

été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous

aperçut."


Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces

hommes qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de

dangers incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa

profondeur, quelque chose des paysages étranges qu'il a vus ; un de ces

hommes qu'on devine trempés dans le courage, parla pour la première

fois :


"Vous dites, commandant, que vous avez eu peur : je n'en crois rien.

Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez

éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger

pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la peur, c'est autre

chose."


Le commandant reprit en riant :


"Fichtre ! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi."


Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :


*


"Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis

peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation

atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la

pensée et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons

d'angoisse. Mais cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une

attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes

connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales,

sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La

vraie peur, c'est quelque chose comme une réminiscence des terreurs

fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui

s'imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en

toute son épouvantable horreur.


"Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je

l'ai ressentie, l'hiver dernier, par une nuit de décembre.


"Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui

semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour

mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu,

en Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de

Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon

parti, sans attendrissement et même sans regrets.


"Mais la peur, ce n'est pas cela.


"Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord : le

soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.

Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien : on est résigné tout de

suite : les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi

vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays

froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.


"Eh bien ! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :


"Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des

plus étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable

droit des interminables plages de l'Océan. Eh bien ! figurez-vous

l'Océan lui-même devenu sable au milieu d'un ouragan : imaginez une

tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont

hautes comme des montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées

tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et

striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans

mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et

directe.


Il faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore,

gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent,

enfoncent jusqu'aux genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des

surprenantes collines.


"Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec

leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de

fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces

hommes poussa une sorte de cri ; tous s'arrêtèrent, et nous demeurâmes

immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en

ces contrées perdues.


"Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un

tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait

distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis

reprenant son roulement fantastique.


"Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'un dit, en sa langue :

"La mort est sur nous." Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon

ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par

une insolation.


"Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,

toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit

monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser

dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce

cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de

sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de

tout village français, le battement rapide du tambour.


"Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su

mieux encore une autre fois..."


Le commandant interrompit le conteur :


"Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?"


Le voyageur répondit :


"Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent

par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi,

multiplié, démesurément enflé par les vallonnements des dunes, d'une

grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe

d'herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se

produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et

dures comme du parchemin.


"Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout.

Mais je n'appris cela que plus tard.


"J'arrive à ma seconde émotion.


"C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La

nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour

guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous

une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre

les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus

qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense

rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un

gémissement de souffrance ; et le froid m'envahissait malgré mon pas

rapide et mon lourd vêtement.


"Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison

n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.


"Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : "Triste temps !"

Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un

braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait

sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec

lui.


"Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni

autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait

la nuit d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et

bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous

répondirent. Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda : "Qui

va là ?" Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable

tableau.


"Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la

main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux

grands gaillards armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai

dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le

mur.


"On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de

préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me

dit brusquement :


"Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans, cette nuit.

L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir."


"Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire :


"Aussi, nous ne sommes pas tranquilles."


"Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là,

et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai

des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.


"Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces

chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans

ses pattes.


"Au-dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un

étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais

soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de

grands éclairs.


"Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces

gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles

écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais

demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de

sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée :

"Le voilà le voilà ! Je l'entends !" Les deux femmes retombèrent à

genoux dans leurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirent

leurs haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien

endormi s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou,

regardant vers le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces

lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans

la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant

immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se

remit à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux

sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria :

"Il le sent ! "il le sent ! il était là quand je l'ai tué." Et les

femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.


"Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision

de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus,

était effrayante à voir.


"Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme

dans l'angoisse d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en

moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C'était la peur, voilà tout.


"Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement

affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre

bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les

murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le

paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme

de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,

jeta l'animal dehors.


"Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus

terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de

sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis

il passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante,

puis on n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous

des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il

gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain

une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec des

yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un

son indistinct, un murmure plaintif.


"Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait

tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en

dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.


"Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais

point, j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je

me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.


"Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un

mot, crispés dans un affolement indicible.


"On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un

auvent, un mince rayon de jour.


"Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule

brisée d'une balle.


"Il était sorti de la cour en creusant un trou sous la palissade."


*


L'homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :


"Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais

mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles

périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du

judas."



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Message par crodan00 Mar 15 Fév - 9:10

La rempailleuse


contes de la becasse K-unti10

C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de

Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays

étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits

et de fleurs.


On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle

discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou

plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un

amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé

souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la

passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être,

et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien

que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes dont

l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation,

affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait

tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre,

cet amour, et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement

vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun

rêve, n'y pouvait germer de nouveau.


Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :


"Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses

forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par

amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous

répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider,

ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ;

et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle.

Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira - qui a aimé

aimera. C'est une affaire de tempérament, cela."


On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux

champs, et on le pria de donner son avis.


Justement il n'en avait pas :


"Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à

moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans

sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort."


La marquise battit des mains.


"Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de

vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et

pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui qu'on

adora de la sorte !"


Le médecin sourit :


"En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être

aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien

du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la

vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château.

Mais je vais me faire mieux comprendre."


L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait :

"Pouah !" comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et

distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.


Le médecin reprit :


*


"J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à

son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui

servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et

accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.

Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et,

pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta

toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant


"Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu

de logis planté en terre.


"Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On

s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la

voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses

pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la

mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux

sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure

ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait

le tour des maisons en poussant le cri bien connu : "Remmmpailleur de

chaises !" on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à

côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relation

avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait :

"Veux-tu bien revenir ici, crapule !"


C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.


"Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds

de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place

en place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses

nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : "Veux-tu bien

venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !..."


"Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.


"Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.


"Un jour - elle avait alors onze ans - comme elle passait par ce pays,

elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait

parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit

bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait, dans sa frêle

caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la

bouleversèrent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa

peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous,

qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie,

elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa

monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle

recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se

sauva.


"Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce

mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou

parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère

est le même pour les petits que pour les grands.


"Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin.

Dans l'espérance de le revoir elle vola ses parents, grappillant un sou

par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions

qu'elle allait acheter.


"Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne

put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les

carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.


"Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette

gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.


"Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le

rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses

camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa

avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour

l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai

trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.


"Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.


"Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses

réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers

consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois

douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année

avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce

ronde, qui le fit rire d'un rire content.


Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une

certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui

faisait bondir le coeur de la fillette.


"Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en

interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour

changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au

moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle

était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à

peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique

à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près

d'elle.


"Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans

fin.


"Tous les ans, elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer

et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait

éperdument. Elle me dit : "C'est le seul homme que "j'aie vu sur la

terre, monsieur le médecin ; je ne "sais pas si les autres existaient

seulement."


"Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux

chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé

braver.


"Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle

aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de

son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.


"Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la

Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le

fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans

paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit

d'une voix dure : "Mais "vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête

comme "ça !"


"Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse

pour longtemps.


"Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle

insistât vivement pour le payer.


"Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à

Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle

prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments.

De la sorte, elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait

encore de l'argent.


"Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps.

Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de

remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies

de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle,

jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle,

au moins une fois, quand elle serait morte.


"Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai

à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le

reste quand elle eut rendu le dernier soupir.


"Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de

déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les

produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.


"On me fit asseoir, on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je

commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient

pleurer.


"Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de

cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation,

comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens,

son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher

que la vie.


"Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : "Cette gueuse ! cette

gueuse ! cette gueuse !..." Sans pouvoir trouver autre chose.


"Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le

bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : "Comprend-on ça,

docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh !

si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la

gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je

vous en réponds !"


"Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais

que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris :

"Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux

mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre

semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner

cet argent aux pauvres."


"Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.


"Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et

de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai :

"Que décidez-vous ?"


"Mme Chouquet parla la première : "Mais, puisque c'était sa dernière

volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de

refuser."


"Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter

avec ça quelque chose pour nos enfants."


"Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez."


"Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous

trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre."


"Je remis l'argent, je saluai et partis.


"Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : "Mais elle a

laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en

faites, de cette voiture ?


- Rien, prenez-la si vous voulez.


- Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager."


"Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laissé aussi son vieux cheval

et ses deux chiens. Les voulez-vous ?" Il s'arrêta, surpris : "Ah !

non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme

vous voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai.

Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le

pharmacien soient ennemis.


"J'ai gardé les chiens chez-moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris

le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq

obligations de chemin de fer avec l'argent.


"Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie."


*


Le médecin se tut.


Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :

"Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !"

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Message par crodan00 Mer 16 Fév - 7:13

le testament


contes de la becasse Testam10

Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il

était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de

tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile

surtout à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait

souvent : "Il n'y a pas d'hommes honnêtes : ou du moins ils ne le sont

que relativement aux crapules."


Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le

croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à

plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette

famille, mais sans donner aucun détail.


Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir,

comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard :

"Etes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère ?"

Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes

sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon

mélancolique et douce qui lui était particulière, et il dit : "Mon cher

ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine

des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne

crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait

souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami."


*


"Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que

son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre.

D'âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par

celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des

gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec

une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles

de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa

femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait

rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces

petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue,

frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs,

toujours mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas.

Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris,

d'un blond timide ; comme si ses cheveux, avaient été un peu décolorés

par ses craintes incessantes.


"Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château,

se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté,

tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de

Bourneval, dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec

de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme

avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son

arrière-grand-mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit

qu'il avait hérité quelque chose de cette liaison d'une ancêtre. Il

savait par coeur le _Contrat social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces

livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de

nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre

morale imbécile.


"Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura

tellement secrète que personne ne la soupçonna La pauvre femme,

délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et

prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories

de libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle

était si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut

refoulé, condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.


"Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la

caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la

maison, la traitaient un peu comme une bonne.


"Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.


"Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que

vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil

judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de

ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au

dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.


"Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et

invités à assister à la lecture.


"Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose,

dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de

cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la

tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui

jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.


"Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée

d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de

vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de

Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il

était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa

moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui

allait se passer.


"Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après

avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont

il ignorait le contenu."


Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son

secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il

reprit :


"Voici le testament de ma bien-aimée mère :


"Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse

légitime de Jean-Léopold-Joseph-Gontran de Courcils, saine de corps et

d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.


"Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de

l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur

pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai

été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans

cesse par mon mari.


"Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.


"Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à

peine traitée comme une mère.


"J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur

dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans

l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins

qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être

indifférent pour sa mère.


"J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques,

leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne

crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose

dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur.


"Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me

permet de disposer, à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de

Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.


(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un

acte notarié.)


"Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit

le Ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde,

dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans

ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se

consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.


"Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils. René seul doit la

vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs

destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils,

de les faire s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon

cercueil.


"Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.


"MATHILDE DE CROIXLUCE."


"M. de Courcils s'était levé ; il cria : "C'est là le testament d'une

folle !" Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte,

d'une voix tranchante : "Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet

écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir

devant n'importe qui, et à le prouver même par les lettres que j'ai."


"Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se

colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,

frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : "Vous êtes un

misérable !" L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : "Nous nous

retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et

provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la

tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait

souffrir."


"Puis il se tourna vers moi : "Vous êtes mon fils. Voulez-vous me

suivre ? Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si

vous voulez bien m'accompagner."


"Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble.

J'étais, certes, aux trois quarts fou.


"Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes

frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé

et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.


"J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi

me donnait et qui n'était pas le mien.


"M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore

consolé."


*


Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : "Eh bien !

je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles,

les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.

N'est-ce pas votre avis ?"


Je lui tendis les deux mains : "Oui, certainement, mon ami."

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Message par crodan00 Jeu 17 Fév - 7:15

Le vieux baron des ravots


contes de la becasse Maupas11

Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des

chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie

des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer

des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.


Le reste du temps il lisait.


C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de

l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits

contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son

entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait :


"Eh bien, quoi de nouveau ?"


Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.


Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large

fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les

fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet,

caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des

intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et

demeurât en éveil.


Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand

il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait

d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait

alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en

suffoquant de gaieté:


"Y est-il, celui-là, Joseph! As-tu vu comme il est descendu ?"


Et Joseph répondait invariablement:


"Oh ! monsieur le baron ne les manque pas."


A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien

temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les

comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il

exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée


Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.


C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait

l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et

revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de

Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque

année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur

prononçait :


"J'entends : "Birr ! birr !" et une compagnie magnifique me part à dix

pas. J'ajuste : pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie.

Il y en avait sept !"


Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.


Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le "conte

de la Bécasse".


Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie

recommençait à chaque dîner.


Comme il adorait l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs

un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les

têtes


Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une

assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en

les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert de bec. Une

chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait,

dans l'anxiété de l'attente.


Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une

épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en

équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et

plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en

manière de tourniquet.


Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :


"Une, - deux, - trois."


Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.


Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu

devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher

ses voisins.


Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La

graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait

le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations

de plaisir.


Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.


Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait sur l'ordre du baron,

conter une histoire pour indemniser les déshérités.

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Message par crodan00 Ven 18 Fév - 7:18

Les contes de la becasse


contes de la becasse 97820410

On remonta sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranée n’avait pas un frisson sur toute sa surface, qu’une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière de lune bouillonnant. Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’oeil tourné vers l’Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner. « Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut. » Alors un grand homme à figure brûlée, à l’aspect grave, un de ces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l’oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans le courage, parla pour la première fois : « Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la peur, c’est autre chose. » Le commandant reprit en riant : « Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi. » Alors l’homme au teint bronzé prononça d’une voix lente :
Permettez-moi de m’expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s’imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur. Moi, j’ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l’ai ressentie, l’hiver dernier, par une nuit de décembre. Et, pourtant, j’ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J’ai été laissé pour mort par des voleurs. J’ai été condamné, comme insurgé, à être pendu, en Amérique, et jeté à la mer du pont d’un bâtiment sur les côtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j’en ai pris immédiatement mon parti, sans attendrissement et même sans regrets. Mais la peur, ce n’est pas cela. Je l’ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur. Eh bien ! voici ce qui m’est arrivé sur cette terre d’Afrique : Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C’est là un des plus étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables plages de l’Océan. Eh bien ! figurez-vous l’Océan lui-même devenu sable au milieu d’un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d’or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux, et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines. Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces hommes poussa une sorte de cri ; tous s’arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en ces contrées perdues. Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique. Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l’un dit, en sa langue : « La mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation. Et pendant deux heures, pendant que j’essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m’emplissait l’oreille de son bruit monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de sable, tandis que l’écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de tout village français, le battement rapide du tambour. Ce jour-là, je compris ce que c’était que d’avoir peur ; je l’ai su mieux encore une autre fois... Le commandant interrompit le conteur : « Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu’était-ce ? » Le voyageur répondit :
Je n’en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent par ce bruit singulier, l’attribuent généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les vallonnements des dunes, d’une grêle de grains, de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe d’herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures comme du parchemin. Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son. Voilà tout. Mais je n’appris cela que plus tard. J’arrive à ma seconde émotion. C’était l’hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J’avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s’inclinait dans le même sens avec un gémissement de souffrance ; et le froid m’envahissait, malgré mon pas rapide et mon lourd vêtement. Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n’était plus éloignée de nous. J’allais là pour chasser. Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait sombre, comme hanté d’un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec lui. Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d’une rumeur incessante. Enfin, j’aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d’homme, une voix étranglée, demanda : « Qui va là ? » Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau. Un vieux homme à cheveux blancs, à l’oeil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur. On s’expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement : « Voyez-vous, monsieur, j’ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. L’autre année, il est revenu m’appeler. Je l’attends encore ce soir. » Puis il ajouta d’un ton qui me fit sourire : « Aussi, nous ne sommes pas tranquille. » Je le rassurai comme je pus, heureux d’être venu justement ce soir-là, et d’assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde. Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent à des gens qu’on connait, dormait le nez dans ses pattes. Au-dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d’arbres bousculés par le vent à la lueur de grands éclairs. Malgré mes efforts, je sentais bien qu’une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d’assister à ces craintes imbéciles, j’allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d’une voix égarée : « Le voilà le voilà ! Je l’entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs haches. J’allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi s’éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d’une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d’invisible, d’inconnu, d’affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le sent ! il le sent ! il était là quand je l’ai tué. » Et les femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien. Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l’animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayante à voir. Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme dans l’angoisse d’un rêve ; et la peur, l’épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C’était la peur, voilà tout. Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un événement affreux, l’oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le paysan qui m’avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors. Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif. Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet. Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du coeur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur. Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible. On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour. Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle. Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.

L’homme au visage brun se tut ; puis il ajouta : « Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j’aimerais mieux recommencer toutes les heures où j’ai affronté les plus terribles périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du judas. »



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Message par crodan00 Mar 22 Fév - 6:27

Les sabots


contes de la becasse Sabots10

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus

des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des

paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe

étaient posés à terre à côté d'elles ; et la lourde chaleur d'un jour

de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de

troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et

aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois

un souffle d'air chargé d'arômes des champs s'engouffrait sous le

portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des

coiffures, il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes

jaunes au bout des cierges... "Comme le désire le Bon Dieu. Ainsi

soit-il !" prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se

mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites

affaires intimes de la commune. C'était un vieil homme à cheveux blancs

qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône

lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.


Il reprit : "Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien

malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches."


Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un

bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : "Il ne faut pas que

les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le

cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre. - M. Césaire

Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante." Il

réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta : "C'est tout, mes

frères, c'est la grâce que je vous souhaite, au nom du Père, et du

Fils, et du Saint-Esprit."


Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.


Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du

hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux

petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme

décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet

les verres et les assiettes, et il dit : "Ça s'rait p't-être bon, c'te

place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,

qu'il est seul et qu'il a d' quoi. J' ferions p't-être ben d'y envoyer

Adélaïde."


La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,

et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une

odeur de choux, elle réfléchit.


L'homme reprit : "Il a d' quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être

dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin."


La femme alors articula : "J' pourrions voir tout d' même." Puis, se

tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux

jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria :

"T'entends, grande bête. T'iras chez maîtr' Omont t' proposer comme

servante, et tu f'ras tout c' qu'il te commandera."


La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois

commencèrent à manger.


Au bout de dix minutes, le père reprit : "Écoute un mot, la fille, et

tâche d' n' point te mettre en défaut sur ce que j' vas te dire..."


Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de

conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête

d'un vieux veuf mal avec sa famille.


La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la

fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à

tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et

muette.


Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.


Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et

elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il

habitait une sorte de petit pavillon de brique adossé aux bâtiments

d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du

faire-valoir, pour vivre de ses rentes.


Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru

comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs,

buvait du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore

pour chaud, malgré son âge.


Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,

enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée

du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui

aime ça, mais qui ne se la foule plus.


On disait de lui : "C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé

tous les jours."


Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se

renversant, il demanda :


"Qu'est-ce que vous désirez ?"


La mère prit la parole :


"C'est not' fille Adélaïde que j' viens vous proposer pour servante, vu

c' qu'a dit çu matin monsieur le curé."


Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : "Quel âge qu'elle

a, c'te grande bique-là ?


- Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.


- C'est bien : all' aura quinze francs par mois et l' fricot. J'

l'attends d'main, pour faire ma soupe du matin."


Et il congédia les deux femmes.


Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,

sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.


Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, M.

Omont la héla :


"Adélaïde !"


Elle accourut. "Me v'là, not' maître."


Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil

troublé, il déclara : "Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre

nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons

point nos sabots.


- Oui, not' maître.


- Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine ; j'ai ma salle. A part

ça, tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu ?


- Oui, not' maître.


- Allons, c'est bien, va à ton ouvrage."


Et elle alla reprendre sa besogne.


A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier

peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.

Omont.


"C'est servi, not' maître."


Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita

une seconde, puis, d'une voix de tonnerre :


"Adélaïde !"


Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. "Eh bien,

nom de D... et té, oùsqu'est ta place ?


- Mais... not' maître..."


Il hurlait : "J'aime pas manger tout seul, nom de D... : tu vas te

mett' là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n'

assiette et ton verre."


Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : "Me v'là, not'

maître."


Et elle s'assit en face de lui.


Alors il devint jovial : il trinquait, tapait sur la table, racontait

des histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un

mot.


De temps en temps, elle se levait pour aller chercher du pain, du

cidre, des assiettes.


En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui : alors,

repris de colère, il grogna :


"Eh bien, et pour té ?


- J'n'en prends point, not' maître.


- Pourquoi que tu n'en prends point ?


- Parce que je l'aime point."


Alors il éclata de nouveau : "J'aime pas prend' mon café tout seul, nom

de D... Si tu n' veux pas t' mett' à en prendre itou, tu vas foutre le

camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça."


Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la

grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis

il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le

second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.


Et M. Omont la congédia. "Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une

bonne fille."


Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ;

puis il l'envoya se mettre au lit.


"Va te coucher, je monterai tout à l'heure."


Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa

prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.


Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la

maison.


"Adélaïde ?"


Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :


"Me v'là, not' maître.


- Oùsque t'es ?


- Mais j' suis dans mon lit, donc, not' maître."


Alors il vociféra : "Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas

coucher tout seul, nom de D..., et si tu n' veux point, tu vas me

foutre le camp, nom de D..."


Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :


"Me v'là, not' maître !"


Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de

l'escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la

prit par le bras, et dés qu'elle eut laissé devant la porte ses

étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il

la poussa dans sa chambre en grognant :


"Plus vite que ça, donc, nom de D... !"


Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait :


"Me v'là, me v'là, not' maître."


Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son

père l'examina curieusement, puis demanda :


"T'es-ti point grosse ?"


Elle restait stupide regardant son ventre, répétant : "Mais non, je n'

crois point."


Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir :


"Dis-mé, si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?


- Oui, je les ons mêlés l' premier soir et puis l's autres.


- Mais alors t'es pleine, grande futaille."


Elle se mit à sangloter, balbutiant : "J' savais ti, mé ? J' savais ti,

mé ?"


Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il

demanda :


"Quéque tu ne savais point ?"


Elle prononça, à travers ses pleurs : "J' savais ti, mé, que ça se

faisait comme ça, d's' éfants !"


Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère : "La v'là grosse, à

c't' heure."


Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule

sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "traînée".


Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour

aller causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara :


"All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n' savait

point c' qu'all' faisait, c'te niente."


Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.

Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.

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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Mer 23 Fév - 6:14

Pierrot


Madame Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces

demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui

parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et

cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et

chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des

gants de soie écrue.


Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée

Rose.


Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long

d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.


Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles

cultivaient quelques légumes.


Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.


Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui

descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On

avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on

pouvait revenir.


Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,

bavardaient, supposaient des choses : "Tenez, ils ont passé par là. Ils

ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande."


Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles

maintenant !


Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,

discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque

nouveau venu leurs observations et leurs idées.


Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil : "Vous devriez avoir un

chien."


C'était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait

que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que

feraient-elles d'un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais

un petit chien (en Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet

de _quin_ qui jappe.


Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette

idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections,

terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée ; car elle était de

cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des

centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres

des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.


Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec

astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.


On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des

avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien

un, tout petit, mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour

couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien

nourrir un "quin", mais qu'elle n'en achèterait pas.


Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta un matin, dans sa

voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec

un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un

vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client

cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet

immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on

le nommait. Le boulanger répondit : "Pierrot."


Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit

d'abord de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de

pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : "Quand il sera

bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger

en rôdant dans le pays."


On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé.

Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce

cas, il jappait avec acharnement.


Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser

chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.


Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait

même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des

bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.


Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama

huit francs - huit francs, madame ! - pour ce freluquet de _quin_ qui

ne jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.


Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot.

Personne n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux

environs. Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire "piquer

du mas".


"Piquer du mas", c'est "manger de la marne". On fait piquer du mas à

tous les chiens dont on veut se débarrasser.


Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou

plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de

la marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres

sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.


On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on

marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux

chiens condamnés, et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des

hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels

lamentables montent jusqu'à vous.


Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des

abords de ce trou gémissant, et, quand on se penche au-dessus, il sort

de là une abominable odeur de pourriture.


Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.


Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie

par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,

plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là,

seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,

hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s'attaquent, luttent

longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore

vivant.


Quand il fut décidé qu'on ferait "piquer du mas" à Pierrot, on s'enquit

d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda six sous pour

la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du

voisin se contentait de cinq sous ; c'était trop encore ; et, Rose

ayant fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent

elles-mêmes, parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et

averti de son sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux à la

nuit tombante.


On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il

l'avala jusqu'à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de

contentement, Rose le prit dans son tablier.


Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la

plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent ; Mme

Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. - Non - il

n'y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait,

l'embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes

deux, l'oreille tendue.


Elles entendirent d'abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë,

déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de

douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui

implorait, la tête levée vers l'ouverture


Il jappait, oh ! il jappait !


Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et

inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait

plus vite, Mme Lefèvre criait : "Attendez-moi, Rose, attendez-moi !"


Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.


Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais,

quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait

et la mordait au nez.


Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta ; elle

s'était trompée.


Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route

interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle

aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné, et ce panier

lui faisait peur.


Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui

saisissait la main, ne la lâchait plus, et elle se sauvait éperdue,

portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.


Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.


Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se

mit à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il

répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.


Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à

sa mort.


Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et

elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle

eut fini, il prononça : "Vous voulez votre _quin_ ? Ce sera quatre

francs."


Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s'envola du coup.


"Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs !"


Il répondit : "Vous croyez que j' vas apporter mes cordes, mes

manivelles, et monter tout ça, et m' n' aller là-bas avec mon garçon et

m' faire mordre encore par votre maudit _quin_, pour l' plaisir de vous

le r'donner ? fallait pas l' jeter."


Elle s'en alla, indignée. - Quatre francs !


Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du

puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : "Quatre francs ! c'est

de l'argent, madame."


Puis, elle ajouta : "Si on lui jetait à manger, à ce pauvre _quin_,

pour qu'il ne meure pas comme ça ?"


Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un

gros morceau de pain beurré.


Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre,

parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un

morceau, il jappait pour réclamer le suivant


Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles

ne faisaient plus qu'un voyage.


Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles

entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils

étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros !


Rose cria : "Pierrot !" Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à

jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient

parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de

Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.


Elles avaient beau spécifier : "C'est pour toi, Pierrot !" Pierrot,

évidemment, n'avait rien.


Les deux femmes interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça

d'un ton aigre : "Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on

jettera là-dedans. Il faut y renoncer."


Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle

s'en alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à

manger en marchant.


Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.



********************************


MENUET


A Paul Bourget.


Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux

garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près :

j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la

nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou

d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce

frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses

navrantes.


La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte

d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela

est violent, terrible, cela bouleverse et déchire ; mais on guérit de

ces catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines

rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins

secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde

douloureux de pensées, qui entrouvrent devant nous brusquement la porte

mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant

plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes

qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces

qu'elles semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de

tristesse, un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont

nous sommes longtemps à nous débarrasser.


J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres

n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme

de longues et minces piqûres inguérissables.


Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces

rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille,

mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait

les frais de mon attendrissement.


J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu

triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je

n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les

filles stupides. Je me levais tôt ; et une de mes plus chères voluptés

était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière

du Luxembourg.


Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière ? C'était comme

un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux

sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites

et régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec

méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces

cloisons de branches ; et, de place en place, on rencontrait des

parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme

des collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des

régiments d'arbres à fruits.


Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles.

Leurs maisons de paille, savamment espacées sur des planches, ouvraient

au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre ; et on

rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et

dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de

ces tranquilles allées en corridors.


Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je

lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour

rêver, pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini

de ces charmilles à la mode ancienne.


Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu

dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au

coin d'un massif, un étrange petit vieillard.


Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une

redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un

invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui

faisait penser au déluge.


Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux

vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières ;

et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui

devait être pour lui quelque souvenir magnifique.


Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le

guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,

m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.


Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire

des mouvements singuliers : quelques petits bonds d'abord, puis une

révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore

alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se

trémoussant d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant

des grâces, arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de

marionnette, adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et

ridicules. Il dansait !


Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était

fou, lui, ou moi.


Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène,

puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de

comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres

taillés.


Et il reprit avec gravité sa promenade.


A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il

recommençait son exercice invraisemblable.


Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant

salué, je lui dis :


"Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur."


Il s'inclina.


"Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis."


Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait

été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne

était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de

danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.


Or, voilà qu'un jour il me confia :


"J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez,

mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est

notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois.

Il nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions

point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas ? Je crois y respirer

un air qui n'a point changé depuis ma jeunesse.


Ma femme et moi, nous y passons tous nos après-midi. Mais, moi, j'y

viens dès le matin, car je me lève de bonne heure."


Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt

j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute

vieille petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était

la Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée

de tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une

odeur d'amour.


Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un

parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bon soleil

glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de

lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.


Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.


"Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le

menuet ?"


Il tressaillit.


"Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses et la danse des reines,

entendez-vous ? Depuis qu'il n'y a plus de roi, il n'y a plus de

menuet."


Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je

ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les

mouvements, les poses. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son

impuissance, nerveux et désolé.


Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse

et grave :


"Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous

montrions à Monsieur ce que c'était ?"


Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire

un mot et vint se placer en face de lui.


Alors je vis une chose inoubliable.


Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient,

se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles

poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée,

construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son

temps.


Et je les regardais, le coeur troublé de sensations extraordinaires,

l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une

apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais

envie de rire et besoin de pleurer.


Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la

danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant

l'autre, grimaçant d'une façon surprenante ; puis il s'embrassèrent en

sanglotant.


Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point

revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la

pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois, avec

ses chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux

des charmilles ?


Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans

espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les

cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair

de lune ?


Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une

blessure. Pourquoi ? Je n'en sais rien.


Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?


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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Jeu 24 Fév - 5:45

Saint-Antoine


On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi

peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant

mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il

eût plus de soixante ans.


C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de

poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient

trop maigres pour l'ampleur du corps.


Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme

qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu

dans les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de

ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage,

vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le

père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour : on

disait, en manière de proverbe : "Il est fort comme Saint-Antoine."


Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,

promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai

Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de

bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et

il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colère de

bon vivant : "Faudra que j'en mange, nom de Dieu !" Il comptait bien

que les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville ; mais

lorsqu'il apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa

maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa

cuisine, s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.


Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte

s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un

soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se

dressa d'un bond ; et tout son monde le regardait, s'attendant à le

voir écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du

maire qui lui dit : "En v'là un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus

c'te nuit. Fais pas de bêtises surtout, vu qu'ils parlent de fusiller

et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'là

prévenu. Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas

chez l's' autres. Y en a pour tout le monde." Et il sortit.


Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros

garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,

barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le

Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de

s'asseoir. Puis il lui demanda : "Voulez-vous de la soupe ?" L'étranger

ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et, lui poussant

sous le nez une assiette pleine : "Tiens, avale ça, gros cochon."


Le soldat répondit : "Ya" et se mit à manger goulûment pendant que le

fermier triomphant sentant sa réputation reconquise, clignait de l'oeil

à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps

grand-peur et envie de rire.


Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en

servit une autre qu'il fit disparaître également ; mais il recula

devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force,

en répétant : "Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu

diras pourquoi, va, mon cochon !"


Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout

son soûl, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.


Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa sur le

ventre en criant : "Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon !" Mais

soudain il se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus

parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire :

"C'est ça, c'est ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon !" Et

les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.


Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le

fil-en-dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le

Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il

trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : "Hein ?

En v'là d' la fine ! T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon."


Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait

trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros

malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière

le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la

plaisanterie, il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour

inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !


Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus

bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui

tapant sur l'épaule : "Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il

engraisse, c't' animal-là !"


Et les paysans s'épanouissaient. "Est-il donc rigolo, ce bougre

d'Antoine !"


"J' te l' vends, Césaire, trois pistoles.


- Je l' prends, Antoine, et j' t'invite à manger du boudin.


- Mé, c' que j' veux, c'est d' ses pieds.


- Tâte-li l' ventre, tu verras qu'il n'a que d' la graisse."


Et tout le monde clignait de l'oeil, sans rire trop haut cependant, de

peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine

seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant :

"Rien qu' du gras" ; lui tapait sur le derrière en hurlant : "Tout ça

d' la couenne" ; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de

porter une enclume en déclarant : "Il pèse six cents, et pas de

déchet."


Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon

partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand

divertissement de tous les jours : "Donnez-li de c' que vous voudrez,

il avale tout." Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des

pommes de terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire : "De

la vôtre, et du choix."


Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces

attentions ; se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait

vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait

Saint-Antoine et lui faisait répéter : "Tu sais, mon cochon, faudra te

faire faire une autre cage."


Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et quand

le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien

l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.


Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870

semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.


Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des

occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du

printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et

il fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une

charge d'engrais.


Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se

rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours

accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir

l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la

grand-messe.


Le soldat, cependant, commençait à se méfier et, quand on riait trop

fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une

flamme de colère.


Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un

morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais

Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux

mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise

s'écrasa sous l'homme.


Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine radieux, ramassant son

cochon, fit semblant de le panser pour le guérir ; puis il déclara :

"Puisque tu n' veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu !"


Et on alla chercher de l'eau-de-vie au cabaret.


Le soldat roulait des yeux méchants ; mais il but néanmoins ; il but

tant qu'on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande

joie des assistants.


Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les

verres, trinquait en gueulant : "A la tienne !" Et le Prussien, sans

prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.


C'était une lutte, une bataille, une revanche ! A qui boirait le plus,

nom d'un nom ! Ils n'en pouvaient plus ni l'un ni l'autre quand le

litre fut séché. Mais aucun d'eux n'était vaincu. Ils s'en allaient

manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !


Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de

fumier que traînaient lentement les deux chevaux.


La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait

tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les

deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de

n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser l'épaule de son cochon pour

le faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des

retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur

un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le

Prussien se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une

nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit

chanceler le colosse.


Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras-le-corps,

le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il

le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de

cette exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.


Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et,

dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.


Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand

fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf.


Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais

le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui

crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,

avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.


Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué

de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le

considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos ; et un filet de

sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père

Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.


Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait

toujours, au pas tranquille des chevaux.


Qu'allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on

ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps,

cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin,

dans le grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le

casque, il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il

l'enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le

fumier. Une fois chez lui, il aviserait.


Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il

se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière

brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il

fit vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il

songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait

dessous dans la fosse : et il fit basculer le tombereau.


Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine

aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il

appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie ; et il

rentra dans sa chambre.


Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais

aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans

l'immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait de peur ; ses dents

claquaient ; il se releva grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses

draps.


Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le

buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite, jetant une

ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son

âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile !


Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des

explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la

bouche avec une gorgée de fil-en-dix pour se mettre du coeur au ventre.


Et il ne trouvait rien. Mais rien.


Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait

"Dévorant", se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque

dans les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son

gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du

vieux.


Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en

pouvant plus, attendant avec anxiété que "Dévorant" recommençât sa

plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer

nos nerfs.


L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le

paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne

plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.


La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme

faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le

chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors "Dévorant" fit un bond,

puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au

vent, le nez tourné vers le fumier.


Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : "Qué qu' t'as

donc, sale rosse ?" et il avança de quelques pas, fouillant de l'oeil

l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.


Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier !


Il regardait cela, perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il

aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il

l'arracha du sol : et, dans un de ces transports de peur qui rendent

téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.


C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui

l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il était

resté là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saleté et de sang,

encore hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa

blessure.


Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un

mouvement afin de se lever.


Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, écuma ainsi qu'une bête

enragée.


Il bredouillait : "Ah ! cochon ! cochon ! t'es pas mort ! Tu vas me

dénoncer, à c't' heure... Attends... attends !"


Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de

ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça

jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine. Le soldat

se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que

le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur

coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant comme un

forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang

fuyait par gros bouillons.


Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant

l'air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.


Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour

allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour ensevelir l'homme.


Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas

encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de

force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.


Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec

la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en

place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait

sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.


Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa

bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur la

table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit

profondément.


Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le

cas et de prévoir l'événement.


Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des

nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,

disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.


Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il

dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque

soir courir le cotillon.


Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans le village

voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.

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Message par crodan00 Lun 7 Mar - 7:23

Un coq chanta


contes de la becasse 14730110

Madame Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les

supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de

Croissard. Pendant l'hiver à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et

il donnait pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château

normand de Carville.


Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme

toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de

faiblesse physique, que Madame ne lui pardonnait point. C'était un gros

petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.


Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et

déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui

l'appelait publiquement "madame Popote" et regardait d'un certain air

engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les

longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de

Croissard.


Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour

elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs

nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.


Tout le jour, les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du

renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice

allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les

fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des

traînées de lumière où passaient des ombres.


C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les

gazons comme des volées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des

odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de

chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.


Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait

répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : "Si je dois

tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop

de choses à faire cet été pour avoir le temps." Il s'était souvenu de

cette parole rieuse et hardie ; et, chaque jour, il insistait

davantage, chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas

dans le coeur de la belle audacieuse qui ne résistait plus,

semblait-il, que pour la forme.


Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait

dit, en riant, au baron : "Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque

chose pour vous."


Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était

baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout

lui-même pour préparer son triomphe ; et, quand les cors sonnèrent le

départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les

reins serrés, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il

venait de sortir du lit.


Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens

hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevaux se mirent à

galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et

les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans

bruit les voitures qui accompagnaient de loin la chasse.


Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant,

au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur

laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.


Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le

bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant

des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.


"Vous ne m'aimez donc plus ?" disait-elle.


Il répondait : "Pouvez-vous dire des choses pareilles ?"


Elle reprenait : "La chasse cependant semble vous occuper plus que

moi."


Il gémissait : "Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même

l'animal ?"


Et elle ajoutait gravement : "Mais j'y compte. Il faut que vous le

tuiez devant moi."


Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait,

et, perdant patience : "Mais sacristi ! madame, cela ne se pourra pas

si nous restons ici."


Et elle lui jetait, en riant : "Il faut que cela soit, pourtant.. ou

alors... tant pis pour vous."


Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou

flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.


Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain,

pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui,

si près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors

brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes

moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.


Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée ;

puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit

volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous

leur cascade de poils blonds.


Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son

cheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans

échanger même un regard.


Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourrés semblaient frémir,

et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les

chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.


Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : "Qui m'aime me

suive !" Et il disparut, dans les taillis, comme si la forêt l'eût

englouti.


Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il

se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains

sanglantes, tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau

de chasse enfoncé jusqu'à la garde.


La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La

lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de

leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du

sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les

gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor

à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus

des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines,

réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en

leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.


Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée

d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et

violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans

les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.


Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme

d'Avancelles dit au baron :


"Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ?"


Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.


Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit

pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la

lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient

devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.


Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil.

"Rentrons", dit la jeune femme. Ils revinrent.


Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d une vos

mourante : "Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami." Et,

comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle

s'enfuit, lui jetant comme adieu : "Non... je vais dormir... Qui m'aime

me suive !"


Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait

mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter

à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya

d'ouvrir. Le verrou n'était point poussé.


Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.


Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdument à travers la robe de

nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière

caressante, dans les cheveux du baron.


Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution,

elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : "Je vais revenir.

Attendez-moi." Et son doigt, tendu dans l'ombre montrait au fond de la

chambre la tache vague et blanche du lit.


Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite

et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement,

oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du

linge sur son corps las de mouvement.


Elle ne revenait point, pourtant ; s'amusant sans doute à le faire

languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis ; et il rêvait

doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu

à peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint

incertaine, flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa ; il

s'endormit.


Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs

exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.


Tout à coup, la fenêtre étant restée entrouverte, un coq, perché dans

un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,

le baron ouvrit les yeux.


Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne

reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il

balbutia, dans l'effarement du réveil :


"Quoi ? Où suis-je ? Qu'y a-t-il ?"


Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux

yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle

parlait à son mari :


"Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, cela

ne vous regarde pas."

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contes de la becasse Empty Re: contes de la becasse

Message par crodan00 Mar 8 Mar - 5:33

Un fils


Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où

le gai printemps remuait de la vie.


L'un était sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous

deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de

marque et de réputation.


Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas

sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, en cette

matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques

souvenirs ; puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout

amollis par la tiédeur de l'air.


Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et

délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient

leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes

jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui

sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des

parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.


Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra

l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes

s'envolaient. Et il dit : "Quand on songe que ces imperceptibles atomes

qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues

d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles

et produire des êtres à racines, naissant d'un germe, comme nous,

mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même

essence, comme nous toujours !"


Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se

détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta : "Ah !

mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais

bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les

lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère."


L'académicien ajouta : "Nous en faisons autant, mon ami."


Le sénateur reprit : "Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons

quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre

supériorité."


Mais l'autre secoua la tête : "Non, ce n'est pas là ce que je veux dire :

voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants

ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet

arbre reproduit, presque inconsciemment.


"S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous

serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous

interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.


"De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les

rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre

que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents

femmes.


"Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas

fécondé au moins une et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au

bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,

c'est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu ; ou

peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,

cuisinière en quelque famille.


"Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons

_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,

enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt

francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces

rejetons-là constituent les "pertes" de leur profession. Quels sont les

générateurs ? - Vous, - moi, - nous tous, les hommes dits _comme il

faut_ ! Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs

de gaieté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux

accouplements d'aventure.


"Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos

enfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les

leurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-là !


"Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire

que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que

cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,

parfois, me torture horriblement.


*


"A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,

aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.


"Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les

Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez ;

de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des

Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom

finissait en _of_ ; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au

lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se

composait simplement de deux bottes de paille.


"Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et

nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.


"Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ; mais, en route,

il fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand-peine que nous

pûmes atteindre Pont-Labbé.


"Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le

médecin, qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en

déterminer la nature.


"Connaissez-vous Pont-Labbé ? - Non. - Eh bien, c'est la ville la plus

bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz

au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des

légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays

n'a presque pas changé. Je dis : _encore aujourd'hui_, car j'y retourne

à présent tous les ans, hélas !


"Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang

triste, triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de

là que les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les

rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand

chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées : la première,

grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière

s'arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.


"Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un

gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas

deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et elles sont coiffées d

une étrange façon : sur les tempes, deux plaques brodées en couleur

encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière

la tête, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier

bonnet, tissu souvent d'or ou d'argent.


"La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout

bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la

pupille ; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en

riant, semblaient faites pour broyer du granit.


"Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme

la plupart de ses compatriotes.


"Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se

déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos

complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la

petite bonne entrait, apportant, soit mon dîner, soit de la tisane.


"Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions

pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.


"Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je

croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la

sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte ; alors brusquement,

sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie

qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût

revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me

regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un

scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et

peut-être par son père ensuite.


"J'avais fait cela en riant : mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir

de la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une

lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus,

crispés, tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur.

Oh ! elle se débattit vaillamment : et parfois nous heurtions un

meuble, une cloison, une chaise : alors, toujours enlacés, nous

restions immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit

n'eût éveillé quelqu'un ; puis nous recommencions notre acharnée

bataille, moi l'attaquant, elle résistant.


"Épuisée enfin, elle tomba : et je la pris brutalement, par terre, sur

le pavé.


"Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.


"Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point

l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions

reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à

minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me

retirer.


"Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au

jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin

toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous

peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.


"Huit jours après, j'avais oublié cette aventure commune et fréquente

quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à

distraire ainsi les voyageurs.


"Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.


"Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en

Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer

des paysages.


"Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs

grisâtres dans l'étang à l'entrée de la petite ville : et l'auberge

était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.

En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,

fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,

casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.


"Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,

comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans

doute me fit dire : "Avez-vous connu les anciens maîtres de cette

maison ? J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans

maintenant. Je vous parle de loin."


"Il répondit : "C'étaient mes parents, monsieur."


"Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment

j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa

pas achever.


"- Oh ! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans.

Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai

fait la mienne, sur la rue."


"C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me

revint. Je demandai : "Vous rappelez-vous une gentille petite servante

qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me

trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches ?"


"Il reprit : "Oui, monsieur ; elle est morte en couches quelque temps

après."


"Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait

du fumier, il ajouta : "Voilà son fils."


"Je me mis à rire. "Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.

Il tient du père sans doute."


"L'aubergiste reprit : "Ça se peut bien ; mais on n'a jamais su à qui

c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait

de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était

enceinte. Personne ne voulait le croire."


"J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements

pénibles qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd

chagrin. Et je regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de

puiser de l'eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant,

avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé,

hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils

lui tombaient comme des cordes sur les joues.


"L'aubergiste ajouta : "Il ne vaut pas grand-chose, ç'a été gardé par

charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on

l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur ? Pas

de père, pas de mère, pas d'argent ! Mes parents ont eu pitié de

l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez."


"Je ne dis rien.


"Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute la nuit je pensai à

cet affreux valet d'écurie en me répétant : "Si c'était mon fils,

pourtant ? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être ?"

C'était possible, enfin !


"Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de

sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.


"Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non

plus. Il avait l'air de ne rien comprendre, d'ailleurs, ignorant

absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se

tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes

noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire

ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.


"Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du

misérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours

après mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être

arrivé à Lorient le 15 août. L'acte portait la mention : "Père

inconnu." La mère s'était appelée Jeanne Kerradec.


"Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus

parler tant je me sentais suffoqué : et je regardais cette brute dont

les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui

des bêtes ; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire,

détournait la tête, cherchait à s'en aller.


"Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant

douloureusement Mais à quoi bon réfléchir ? Rien ne pouvait me fixer.

Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou

mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des

suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible

incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme

était mon fils.


"Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps

sans parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de

visions insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez,

m'appelait "papa" ; puis il se changeait en chien et me mordait les

mollets, et, j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et, au

lieu d'aboyer, il parlait, m'injuriait ; puis il comparaissait devant

mes collègues de l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son

père ; et l'un d'eux s'écriait : "C'est indubitable ! Regardez donc

comme il lui ressemble." Et en effet je m'apercevais que ce monstre me

ressemblait. Et je me réveillai avec cette idée plantée dans le crâne

et avec le désir fou de revoir l'homme pour décider si, oui ou non,

nous avions des traits communs.


"Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je

lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire

d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil,

il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu prés inarticulé, qui

voulait dire "merci", sans doute.


"La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.

Vers le soir, je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,

d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre

être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire

quelque chose pour lui.


"Mais l'homme répliqua : "Oh ! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut

rien, vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider

l'écurie, et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et

il couche avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez

une vieille culotte, donnez-la-lui, mais elle sera en pièces dans huit

jours."


"Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.


"Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la

maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,

s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.


"On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie

le rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les

buvait. L'aubergiste ajouta : "Lui donner de l'argent, c'est vouloir sa

mort." Cet homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques

centimes jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre

destination à ce métal que le cabaret.


"Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que

je semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette

brute, mon fils ! mon fils ! en tâchant de découvrir s'il avait quelque

chose de moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes

semblables dans le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt

convaincu d'une ressemblance que dissimulaient l'habillement différent

et la crinière hideuse de l'homme.


"Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je

partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque

argent pour adoucir l'existence de son valet.


"Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible

incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force

invincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce

supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer

qu'il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être

secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé,

plus anxieux.


"J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.


"J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est

irrémédiablement ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui

donne et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de

l'eau-de-vie.


"J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en

offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a

répondu fort sagement : "Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne

servira qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt

qu'il a du temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez

faire du bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais

choisissez-en un qui réponde à votre peine."


"Que dire à cela ?


"Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce

crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me

perdre, il me crierait "papa", comme dans mon rêve.


"Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve

d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme

d'autres, aurait été pareil aux autres.


"Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et

intolérable que j'éprouve en face de lui en songeant que cela est sorti

de moi, qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père,

que, grâce aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille

choses, par son sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes

de maladies, aux mêmes ferments de passions.


"Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir ; et

sa vue me fait horriblement souffrir ; et de ma fenêtre, là-bas, je le

regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en

me répétant : "C'est mon fils."


"Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai

même jamais touché sa main sordide."


*


L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura :

"Oui, vraiment nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants

qui n'ont pas de père."


Et un souffle de vent traversant le grand arbre jaune secoua ses

grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui

la respirèrent à longs traits.


Et le sénateur ajouta : "C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et

même de faire des enfants comme ça."



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Message par crodan00 Mer 9 Mar - 6:13

Un normand


Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route

de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis

le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.


C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.

Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,

travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le

faubourg aux manufactures, qui dresse ses mille cheminées fumantes sur

le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.


Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments

humains ; et là-bas, la "Pompe à feu" de la "Foudre", sa rivale presque

aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides

d'Égypte.


Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à

droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de

prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.


De place en place, de grands navires à l'ancre le long des berges du

large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu leu,

vers Le Havre : et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de

deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit

remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.


Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant

paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même.

Tout à coup, il éclata : "Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle ;

la chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon."


Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit :


"Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans

le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa

chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins : je vais vous

donner d'abord quelques mots d'explication."


*


Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père "La Boisson", est un

ancien sergent-major revenu dans son pays natal. Il unit en des

proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du

vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est

devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés

invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle

protégée par la Vierge et fréquentée principalement par les filles

enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : "Notre-Dame du

Gros-Ventre", et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde

qui n'exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer

une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cette prière est un

chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand où la raillerie

se mêle à la peur du SAINT, à la peur superstitieuse de l'influence

secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne :

cependant il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par

politique.


Voici le début de cette étonnante oraison :


"Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des

filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante

qui a fauté dans un moment d'oubli."


.. .. .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Cette supplique se termine ainsi :


"Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez

auprès de Dieu le Père pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au

vôtre."


Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui

sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui la récitent avec

onction.


En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le

valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits

secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires

amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.


Mais vous verrez par vous-même.


Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point

suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de

Saints. II les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la

chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un

fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,

invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine

couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les

Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne

faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns

des autres comme des cabotins.


Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter

Mathieu.


"Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?


- Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas

mauvais."


Ce n'est pas tout.


Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste,

en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il

est gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour,

le degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la

chapelle ne vient qu'après.


Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le

saoulomètre.


L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi

précises que celles d'un mathématicien.


Vous l'entendez dire sans cesse : "D'puis lundi, j'ai passé

quarante-cinq."


Ou bien : "J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit."


Ou bien : "J'en avais bien soixante-six à soixante-dix."


Ou bien : "Cré coquin, je m' croyais dans les cinquante, v'là que j'

m'aperçois qu' j'étais dans les soixante-quinze !"


Jamais il ne se trompe.


Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses

observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,

on ne peut se fier absolument à son affirmation.


Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,

il était crânement gris.


Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en

des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et

elle hurle : "Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne !"


Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton

sévère : "Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à d'main."


Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix tremblante :

"Gueule plus ; j' suis dans les quatre-vingt-dix ; je n' mesure plus ;

j' vas cogner, prends garde !"


Alors, Mélie bat en retraite.


Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et

répond : "Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu' j'aurai

pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j' passe le mètre, j' te

permets, de m' corriger, ma parole !"


*


Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans

l'admirable forêt de Roumare.


L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux

dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu

avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.


On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami

tourna vers la gauche, et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça

dans le taillis.


Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la

magnifique vallée de la Seine et le fleuve tortueux s'allongeant à nos

pieds.


Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté

d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison

aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.


Une grosse voix cria : "V'là des amis !" Et Mathieu parut sur le seuil.

C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de

longues moustaches blanches.


Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit

entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il

disait :


"Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'

point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient

compagnie."


Puis, se tournant vers mon ami :


"Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c'est jour de

consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't' après-midi."


Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : "Méli-e-e !"

qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient

ou remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.


Mélie ne répondit point.


Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice.


"A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m' suis

trouvé dans les quatre-vingt-dix."


Mon voisin se mit à rire : "Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu !

Comment avez-vous fait ?"


Mathieu répondit :


"J' vas vous dire. J' n'ai trouvé, l'an dernier, qu' vingt rasières d'

pommes d'abricot. Y n'y en a pu ; mais, pour faire du cidre y n'y a qu'

ça. Donc j'en fis une pièce qu' je mis hier en perce. Pour du nectar,

c'est du nectar ; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte ;

j' nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'

rassasier (on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d' coup en coup,

je m' sens une fraîcheur dans l'estomac. J' dis à Polyte : "Si on

buvait un verre de fine pour se réchauffer !" Y consent. Mais c'te

fine, ça vous met l' feu dans le corps, si bien qu'il a fallu r'venir

au cidre. Mais v'là que d' fraîcheur en chaleur et d' chaleur en

fraîcheur, j' m'aperçois que j' suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte

était pas loin du mètre."


La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite avant de nous avoir

dit bonjour : "... Crés cochons, vous aviez bien l' mètre tous les

deux."


Alors Mathieu se fâcha : "Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ; j'ai jamais

été au mètre."


On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à

côté de la petite chapelle de "Notre-Dame du Gros-Ventre" et en face de

l'immense paysage : Et Mathieu nous raconta, avec raillerie mêlée de

crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.


Nous avions bu beaucoup de cidre adorable, piquant et sucré, frais et

grisant, qu'il préférait à tous les liquides ; et nous fumions nos

pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se

présentèrent.


Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles

demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit :


"J' vas vous donner ça."


Et il disparut dans son bûcher.


Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec une figure

consternée. Il levait les bras :


"J' sais pas oùsqu'il est, je l' trouve pu ; j' suis pourtant sûr que

je l'avais."


Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau :

"Méli-ee !" Du fond de la cour sa femme répondit :


"Qué qu'y a ?


- Oùsqu'il est saint Blanc ! Je l' trouve pu dans l' bûcher."


Alors, Mélie jeta cette explication :


"C'est-y pas celui qu' t'as pris l'aut'e semaine pour boucher l' trou

d' la cabine à lapins ?"


Mathieu tressaillit : "Nom d'un tonnerre, ça s' peut bien !"


Alors il dit aux femmes : "Suivez-moi."


Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.


En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu maculé de

boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.


Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux,

se signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se

précipita : "Attendez, vous v'là dans la crotte ; j' vas vous donner

une botte de paille."


Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,

considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit

pour son commerce, il ajouta :


"J' vas vous l' débrouiller un brin."


Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le

bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.


Puis, quand il eut fini, il ajouta : "Maintenant il n'y a plus d' mal."

Et il nous ramena boire un coup.


Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu

confus : "C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j' croyais

bien qu'i n' f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n' le demandait

plus. Mais les Saints, voyez-vous ca n' passe jamais."


Il but et reprit :


"Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n' faut pas y aller à

moins d' cinquante ; et j' n'en sommes seulement pas à trente-huit."




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